Dans un nombre croissant d’écoles, les jeunes Russes sont éduqués de façon à devenir de fervents patriotes, entre chants militaires et célébration des aïeux tombés au champ d’honneur.
Sur les programmes présentés aux parents, la soirée de concert était consacrée aux 20 ans du Cercle musical de Ramenskoe, une école de musique de la banlieue de Moscou, comme il en existe des milliers dans le pays. La tête coiffée d’un anneau de fleurs, quatre fillettes de 7 à 12 ans montent sur scène et entonnent Maman Russie maman.
«Qu’est-ce qui fait pleurer les icônes saintes? Ce sont les dragons de l’Amérique et de l’Europe qui répandent les larmes, en Serbie, en Syrie et dans le Donbass. Est-ce qu’à Bruxelles, on ne va pas à l’école? N’avez-vous aucune pitié pour votre peuple? Vous n’obtiendrez jamais la victoire sur le champ de bataille russe», chantent les têtes blondes, en ce 7 décembre, alors que, derrière elles, défilent des images d’un clip patriotique: des avions de chasse russes zèbrent le ciel aux couleurs du drapeau tricolore, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, se signe, Vladimir Poutine inspecte une parade militaire sur la place Rouge, le bâtiment du Reich flambe…
Dans la salle, les parents battent des mains et épousent le rythme. Les enfants sont aux anges. Personne, ou presque, en Russie ne songe à troubler ou mettre en cause ces événements familiaux ordinaires. Mieux, les députés de la Douma se bousculent actuellement pour ajouter leur signature à un projet de loi relatif aux «principes de la politique d’État dans la sphère de l’éducation patriotique». L’un de ses auteurs, Anatoly Vyborni, préconise notamment d’inculquer à la jeunesse «la fierté des exploits héroïques de ses pères et de ses grands-pères».
C’est la première fois qu’un «État réglemente la manière dont il faut aimer la patrie, observe, dubitative, la politologue Valeria Kassamara. Depuis 2016, un budget de 1,66 milliard de roubles (environ 24 millions d’euros) y est déjà consacré, courant jusqu’en 2020. Dans ce texte qui sera bientôt soumis au Parlement, recommandation est faite de «former positivement les citoyens à la défense de la nation et au service militaire».
Il est rare que cette belle unanimité soit brisée. Un jour, Irina Katine-Iartseva, mère de famille et psychologue, s’est étonnée d’apprendre de la bouche de son fils Maxim, 9 ans, qu’il venait de poser en uniforme militaire pour la photo de classe, avec une arme dans les mains. Outrée, elle a appelé la directrice, Irina Grigorievna. Agacée par sa remarque, cette dernière lui a reproché de torpiller son projet et de prendre en otage les parents favorables à cette expérimentation.
«J’ai été horrifiée de voir que ces derniers étaient partisans de la photo et surtout que mon fils lui-même était ravi. J’ai dû passer un temps infini à lui expliquer les dessous de ce carnaval malsain», raconte Irina, après avoir reçu quantité de messages désobligeants sur Facebook. «Vous pensez qu’il est mieux pour votre fils de se transformer en fille plutôt que d’aller à l’armée. Et s’il faut un jour défendre la patrie, vous vous cacherez dans la cave?», lui écrit une mère de famille sur le réseau social. Interrogée par Le Figaro, la directrice de l’école nous a reproché de vouloir «créer un scandale». «Vous ne trouvez pas normal de célébrer les héros de la patrie?» a-t-elle lancé avant de raccrocher.
Selon Andreï Demidov, responsable du syndicat enseignant Outchitel, à Saint-Pétersbourg, la mobilisation scolaire patriotique est orchestrée pour moitié par le pouvoir russe, notamment à travers la Société d’histoire militaire, et pour moitié par zèle, à l’initiative des directeurs d’école, des enseignants et des fonctionnaires locaux.
«Lorsqu’ils sont en petit comité, les parents reconnaissent que l’école devrait se consacrer davantage à l’apprentissage de la science qu’à la répétition des chansons militaires. Mais au bout du compte, ils choisissent de suivre le mouvement et de ne pas entrer en conflit avec l’État», constate le syndicaliste. D’autant plus que leurs enfants adorent. Ces derniers «manifestent beaucoup d’intérêt pour le service militaire et aimeraient étudier dans les forces armées. C’est très prestigieux», se félicite Pavel Pankine, directeur et professeur d’histoire à l’école moscovite No 1741.
La date favorite des bambins est le 9 mai, journée de célébration de la «grande victoire patriotique», elle-même précédée d’une compétition sportive organisée dans les écoles qui fait office d’entraînement militaire. Ce jour-là, comme au temps des komsomols, les écoles participent à la «Marche des immortels», un long cortège où chacun brandit le portrait d’un aïeul ayant sacrifié sa vie face à l’envahisseur nazi. Parmi les participants nouvellement enregistrés à cette parade, un certain Vladimir Poutine, chef des armées, surnommé Oncle Vladimir dans un clip musical tourné en son honneur par une députée russe dans lequel figurent des enfants habillés en treillis. Ses messages ont été pour la première fois diffusés dans les lycées lors de la dernière rentrée scolaire.
Pour Tamara Eidelmann, institutrice à l’école moscovite No 1765, «ces marches militaires n’ont aucun lien avec le patriotisme». Dans son établissement, cette enseignante, qui se dit «atypique», s’efforce avec ses collègues «d’échapper» aux visites des parachutistes et autres «concours idiots». Elle s’enorgueillit «d’éduquer des gens normaux» et non pas de «préparer des futurs combattants». Mais face à «la pression bureaucratique» qui ne cesse de s’accroître, elle craint de ne pouvoir résister à la vague patriotique. Dans les autres écoles, observe-t-elle, «la peur» de résister s’est imposée et ses collègues «préfèrent courber la tête».
0 commentaires